Je sais bien, mais quand même… — Octave Mannoni

(German, Turkish)

Dès que l’on s’inquiète des problèmes psychologiques que posent les croyances, on découvre qu’ils ont une très grande extension et se retrouvent assez comparables dans les domaines les plus différents. Non seulement, faute de les avoir résolus, il nous est impossible de déterminer sûrement ce que pouvait être la croyance ou l’incroyance d’un humaniste du xvie siècle – de Rabelais, par exemple – mais nous ne le pouvons guère mieux s’il s’agit de l’adhésion ambiguë que nos contemporains peuvent donner à des superstitions. Les ethnographes nous rapportent les paroles étonnantes de leurs informants qui assurent qu’on croyait aux masques autrefois, et les ethnographes ne nous disent pas toujours clairement en quoi a bien pu consister le changement, comme si on pouvait l’attribuer à une sorte de progrès des lumières, alors que, s’il est probable que cette croyance a toujours été renvoyée à un autrefois, encore faut-il savoir pourquoi. Le spectateur se pose en parfait incrédule devant les tours des illusionnistes, mais il exige que « l’illusion » soit parfaite, sans qu’on puisse savoir qui doit être trompé; au théâtre il se passe quelque chose du même genre – au point qu’on a inventé des scènes d’induction, comme dans la Mégère apprivoisée, ou imaginé la fable du spectateur crédule et naïf qui prend pour réalité ce qui se passe sur la scène. On va voir que ce ne sont là que les exemples les plus banals; il en est d’autres plus surprenants.

La psychanalyse, qui rencontre journellement des problèmes de croyance, ne s’est pas attachée à les élucider. Cependant, c’est Freud qui nous a indiqué par quel biais on pouvait le faire, mais de façon détournée et inattendue, ce qui explique sans doute que le chemin ouvert par lui n’ait été pratiquement ni choisi ni frayé. On remarquera que le mot croyance, ni aucun des termes qui peuvent le traduire, ne figurent dans les index d’aucune édition de ses œuvres.

Ce problème s’est inévitablement posé très tôt pour lui, et il ne l’a jamais perdu de vue; un de ses derniers articles, inachevé, en 1938, y est consacré, comme à quelque chose à la fois de déjà familier, et en même temps de tout neuf… Mais c’est dans un article de 1927, quelques pages seulement consacrées au problème du fétichisme, qu’il a ouvert cette problématique de la croyance en donnant toute la précision nécessaire à la notion de Verleugnung. On peut traduire ce terme allemand par le français désaveu, ou répudiation. Ce mot est apparu dans ses écrits dès 1923, toujours dans des passages où il est explicitement ou implicitement question de croyance. Au point que pour remédier à l’insuffisance des index on peut se reporter au mot Verleugnung quand on cherche les références de ces passages.

On sait comment la Verleugnung intervient dans la constitution du fétichisme, d’après l’article de 1927. L’enfant, prenant pour la première fois connaissance de l’anatomie féminine, découvre l’absence de pénis dans la réalité — mais il désavoue ou répudie le démenti que lui inflige la réalité afin de conserver sa croyance à l’existence du phallus maternel. Seulement il ne pourra la conserver qu’au prix d’une transformation radicale (dont Freud a tendance à faire surtout une modification du Moi). « Ce n’est pas vrai, dit-il, que l’enfant, après avoir pris connaissance de l’anatomie féminine, conserve intacte sa croyance dans l’existence du phallus maternel. Sans doute il la conserve, mais aussi il l’abandonne. Quelque chose a joué qui n’est possible que selon la loi du processus primaire. Il a maintenant à l’égard de cette croyance une attitude divisée. » C’est cette attitude divisée qui, dans l’article de 1938, deviendra le clivage du Moi.

La croyance se transforme sous les effets des processus primaires; c’est dire qu’en dernière analyse elle subit les effets du refoulé et en particulier du désir inconscient. En cela elle obéit aux lois fondamentales. Mais la Verleugnung elle-même n’a rien de commun avec le refoulement, comme cela est dit expressément et comme on le verra. On peut la comprendre comme étant simplement la répudiation de la réalité (bien qu’il faille également la distinguer de la scotomisation). C’est ainsi que Laplanche et Pontalis, dans le Vocabulaire de psychanalyse (inédit) qu’ils élaborent sous la direction de Lagache¹, lui ont donné pour équivalent français : « déni de la réalité ». Certainement, c’est le sens premier et ce qui est répudié d’abord, c’est le démenti qu’une réalité inflige à une croyance. Mais, on l’a vu, le phénomène est plus complexe et la réalité constatée n’est pas sans effet. Le fétichiste a répudié l’expérience qui lui prouve que les femmes n’ont pas de phallus, mais il ne conserve pas la croyance qu’elles en ont un, il conserve un fétiche parce qu’elles n’en ont pas. Non seulement l’expérience n’est pas effacée, mais elle devient à jamais ineffaçable, elle laisse un stigma indelebile dont le fétichiste est marqué à jamais. C’est le souvenir qui est effacé.

On verra que cet article de 1927 est loin de nous apporter une élucidation de la perversion fétichiste, bien qu’on ne l’invoque généralement qu’à l’occasion de cette perversion. En fait, il traite d’un préalable à cette élucidation, en nous montrant comment une croyance peut être abandonnée et conservée à la fois. Les obstacles qu’on rencontre à suivre ce chemin ainsi indiqué, et qui expliquent probablement qu’on ne s’y soit en fait jamais engagé, après Freud, sont d’une nature assez particulière, comme le lecteur ne va pas tarder à s’en apercevoir : on se trouve partagé entre une impression d’extrême banalité et un sentiment de grande étrangeté. Les portes à enfoncer se donnent pour ouvertes. Freud en fit l’expérience en 1938 et son article commence par la phrase : « Je me trouve dans l’intéressante position de ne pas savoir si ce que j’ai à dire doit être regardé comme quelque chose de familier depuis longtemps et évident, ou comme quelque chose d’entièremnt nouveau et ahurissant. » Cette impression tient à la nature même du sujet. Il s’agit en tout cas de faits que nous rencontrons partout, dans la vie quotidienne comme dans nos analyses. Dans les analyses, ils se présentent sous une forme typique, presque stéréotypée, quand le patient, quelquefois dans l’embarras, quelquefois très à l’aise, emploie la formule : « Je sais bien que… mais quand même… ». Une telle formule, bien entendu, le fétichiste ne l’emploie pas en ce qui concerne sa perversion : il sait bien que les femmes n’ont pas de phallus, mais il ne peut y ajouter aucun « mais quand même », parce que, pour lui, le « mais quand même » c’est le fétiche. Le névrosé passe son temps à l’articuler, mais lui non plus, sur la question de l’existence du phallus, il ne peut pas énoncer que les femmes en ont un quand même : il passe son temps à le dire autrement. Mais comme tout le monde, par une sorte de déplacement, il utilisera le mécanisme de la Verleugnung à propos d’autres croyances, comme si la Verleugnung du phallus maternel dessinait le premier modèle de toutes les répudiations de la réalité, et constituait l’origine de toutes les croyances qui survivent au démenti de l’expérience. Ainsi le fétichisme nous aurait obligés à considérer sous une forme « ahurissante » un ordre de faits qui nous échappent facilement sous des formes familières et banales.

Il y a, on le sait, un patient de Freud à qui une devineresse avait prédit que son beau-frère mourrait pendant l’été, empoisonné par des crustacés. L’été fini, le patient déclare à Freud à peu près ceci : « Je sais bien que mon beau-frère n’est pas mort, mais quand même cette prédiction était formidable. » Freud a été profondément étonné par ces paroles ; mais à ce moment-là il s’intéressait à un problème tout différent et il ne s’est pas interrogé sur la forme de croyance que cette phrase implique. Il faut bien en effet que quelque chose de la croyance, supportée par la devineresse, subsiste et se reconnaisse, transformé, dans ce sentiment absurde de satisfaction. Mais ce n’est ni plus ni moins absurde que l’instauration d’un fétiche, bien que d’une tout autre nature.

Cette formule « Je sais bien, mais quand même » ne nous paraît pas toujours aussi surprenante, tant nous y sommes habitués; en un sens elle est constituante de la situation analytique, on pourrait dire qu’avant l’analyse, la psychologie n’avait voulu s’accrocher qu’au « je sais bien » s’efforçant de se débarrasser du « mais quand même ». Une certaine duplicité, préfiguration vague du clivage du Moi, était bien connue, au moins depuis saint Paul, mais on n’avait jamais su en faire qu’un scandale devant les conceptions unitaires et moralisantes du Moi. Même les psychanalystes qui (un peu comme saint Paul) ont pensé qu’il fallait s’appuyer sur la meilleure moitié, ne se sont jamais imaginé qu’en privilégiant le « je sais bien », on viendrait à bout du « quand même », cela parce qu’une fois la situation analytique constituée ce n’est plus possible. On s’aperçoit qu’il n’y a de mais quand même qu’à cause du je sais bien. Par exemple, il n’y a de fétiche que parce que le fétichiste sait bien que les femmes n’ont pas de phallus. Cette liaison même pourrait servir à caractériser la Verleugnung. C’est par là qu’il est évident qu’elle ne peut pas se confondre avec la négation. Le « je suis sûr que ce n’est pas ma mère » n’a aucun besoin d’un « mais quand même ». Car le « c’est ma mère » reste refoulé — de la façon, précisément, dont le refoulement subsiste après la négation. Et, dans un tel cas, on parle de savoir et non pas de croyance. Ou si l’on veut, il n’y a pas de réalité plus ou moins directement en jeu.

Quand l’analyste ne reconnaît pas l’action de la Verleugnung dans la situation analytique, ce qui arrive, car elle est souvent obscure et déguisée, il y est immédiatement et heureusement ramené par la réponse du patient : « Mais cela je le sais, dit ce dernier, mais quand même… ». Il peut arriver alors qu’on croie qu’il s’agit d’un refoulement; on se contente de l’idée, par exemple, que l’interprétation a atteint le conscient et n’est pas allée jusqu’à l’inconscient; cette explication topologique un peu simple a un défaut, c’est qu’elle ne nous aide pas à entrevoir ce qu’il faut faire. L’inconscient est trop loin, le patient est pour ainsi dire trop épais : il y a trop d’épaisseur entre sa conscience et son inconscient. Or le « mais quand même » n’est pas inconscient. Il s’explique par le désir ou le fantasme qui agissent comme à distance, et c’est bien là enfin qu’il faudra en arriver. Mais non directement, et cela n’aura pas à simplifier. Après tout, à quelqu’un qui nous interrogerait sur la marée, on ne pourrait pas répondre : voyez la lune. On serait dans la situation où nous nous trouvons en effet, bien que l’explication dernière, comme toujours, soit du côté du refoulement, il nous faut bien d’abord étudier la Verleugnung comme telle.

Il n’y a pas de refoulement en ce qui concerne les croyances. C’est un des axiomes constitutifs (il date du 25 mai 1897). Peu importe ici que toute représentation se donne d’abord pour une réalité : c’est une question d’un autre ordre, qui regarde l’hallucination, et non la croyance. C’est un autre versant, c’est même l’autre versant. Et Freud lui-même remarque combien on serait loin du fétichisme si le sujet adoptait comme solution d’halluciner le phallus.

Il faut écarter les problèmes relatifs à la foi religieuse, ils sont d’une autre nature bien que, en fait, la foi soit toujours mêlée de croyance. Pour éviter d’avoir l’air de m’en tenir à un paradoxe, j’en dirai un mot.

La vraie nature de la foi religieuse nous a sans doute été masquée par des emprunts faits à l’ontologie grecque. La foi s’est mise à concerner l’existence de Dieu, du moins en apparence. Il suffit de lire la Bible pour voir que les Juifs croyaient en l’existence de tous les dieux — ils leur faisaient même la guerre. Mais ils ne gardaient leur foi qu’à un seul. La foi, c’était leur engagement inconditionnel. Le sujet de la présente étude, c’est la croyance : par exemple celle qui permettait aux Juifs de croire à l’existence de Baal en qui ils n’avaient pas foi. À la limite, là encore, une réduction est possible, et la foi et la croyance sont toutes deux faites de la parole d’autrui. Mais cela n’autorise pas à les confondre au niveau où je me suis placé.

Pour y voir un peu plus clair, des exemples sont nécessaires, et il les faut assez gros, car la question par elle-même est fuyante. J’emprunterai le premier à l’ethnographie. On n’a que l’embarras du choix, de tels exemples se retrouvent partout dans les documents ethnographiques. J’ai déjà cité cette phrase qui revient sans cesse chez les informateurs : « Autrefois on croyait aux masques. » Elle pose un problème caché, qui touche à la croyance des informateurs — et, de façon plus subtile, à celle des ethnographes. Pourtant il est facile de mettre en lumière ce dont il s’agit, et même de le transformer en une apparente banalité.

Le livre de Talayesva, Soleil Hopi, est bien connu des lecteurs français¹. On y voit assez clairement en quoi consiste la croyance aux masques et comment elle se transforme. Les masques de Hopi s’appellent Katcina. À un certain moment de l’année, ils se manifestent dans les pueblos comme chez nous le Père Noël, et comme le Père Noël, ils s’intéressent beaucoup aux enfants. Autre ressemblance, ils sont d’intelligence avec les parents pour mystifier les enfants. La mystification est imposée de façon très rigoureuse et personne ne se risquerait à la dénoncer. À la différence du Père Noël, ambigu mais débonnaire, les Katcina sont des figures terrifiantes puisqu’ils s’intéressent aux enfants pour les manger. Les mères, bien entendu, rachètent leurs enfants terrorisés en donnant aux Katcina des morceaux de viande; en échange, les Katcina donnent aux enfants des boulettes de maïs, du piki, qui à cette occasion est exceptionnellement teint en rouge. L’erreur d’une psychanalyse trop simple serait de croire que ces rites seraient à interpréter en termes de stades, de fantasmes ou de symboles. L’intérêt, comme on va le voir, est ailleurs.

¹ Paru chez Plon, collection « Terre humaine », 1959.

« Une fois, raconte Talayesva, il devait y avoir une danse de Katcina et j’ai surpris ma mère qui cuisait du piki. Quand j’ai vu que c’était du piki rouge, j’ai été bouleversé. Le soir, je n’ai pas pu manger, et quand les Katcina ont distribué leurs cadeaux, je ne voulais pas de leur piki. Mais ce n’était pas du piki rouge qu’ils m’ont donné, c’était du jaune. Là, je me suis senti heureux. »

Talayesva, pour cette fois-là, a donc échappé à l’obligation d’abandonner sa croyance, grâce à la ruse d’une mère avisée. L’autre jugement, « maman me trompe », nous ne savons pas très bien ce qu’il devient. Il doit être quelque part. On remarque le caractère anxiogène et presque traumatique que représente ce qu’on peut appeler une première épreuve de répudiation; notre jeune Hopi a pu y échapper avec soulagement. On peut rapprocher cette crise de celle que Freud postule et reconstruit — car elle est inaccessible — chez le futur fétichiste : il y a un moment unheimlich et traumatisant qui est celui de la découverte de la réalité. Sans aucun doute possible, la crise de la croyance aux Katcina reproduit, comme son modèle, la structure de la crise relative à la croyance au phallus. Rien d’étonnant de ce fait, bien que cette crise relative à la castration ne modèle de paniques ultérieures, quand surgit le sentiment que « le trône et l’autel sont en danger ».

Nous pourrions reconnaître la castration déjà dans l’émotion qui s’empare du jeune Hopi devant le piki rouge… Cette alerte est vite passée, ce n’est qu’un avant-goût de ce qui va arriver vers dix ans, à l’âge de l’initiation. Mais je ne crois pas indifférent que les choses se passent en deux fois. Un « c’était donc vrai » est ainsi rendu possible, et cette répétition joue certainement un rôle important.

Au moment de l’initiation, au cours de cérémonies aussi impressionnantes que possible et qui, elles, évoquent directement la castration — les adultes, ceux que dans la parenté hopi on appelle pères et oncles, révèlent, en ôtant leurs masques, que c’étaient eux qui faisaient les Katcina. Comment les initiés réagissent-ils à cette découverte de la réalité ?

« Quand les Katcina sont entrés dans la kiva sans masques, écrit Talayesva, j’ai eu un grand choc : ce n’étaient pas des esprits. Je les reconnaissais tous, et je me sentais bien malheureux puisque toute ma vie on m’avait dit que les Katcina étaient des dieux. J’étais surtout choqué et furieux de voir tous mes pères et oncles de clan danser en Katcina. Mais c’était encore pire de voir mon propre père. »

En effet, que croire, si l’autorité est mystification ?

Mais ce qui sera à bon droit ahurissant, c’est que cette cérémonie de démystification, et le démenti infligé à la croyance aux Katcina, vont être le fondement institutionnel de la nouvelle croyance aux Katcina, qui constitue la partie essentielle de la religion hopi. La réalité — les Katcina sont les pères et oncles — doit être répudiée grâce à une transformation de la croyance. Est-ce vraiment ahurissant ? Est-ce que nous n’avons pas tendance à trouver cela tout naturel ? Maintenant, dit-on aux enfants, vous savez que les vrais Katcina ne viennent plus danser comme autrefois dans les pueblos. Ils ne viennent plus que de façon invisible, et ils habitent les masques les jours de danse de façon mystique. Un Voltaire hopi aurait sans doute dit que puisqu’on l’a trompé une fois, on ne le trompera pas deux fois ! Mais les Hopi distinguent, pour le proposer, la mystification par laquelle on trompe les enfants, de la vérité mystique à laquelle on les initie. Et le Hopi peut dire en bonne foi, et d’une façon qui n’est pas tout à fait celle, on le voit, qu’on rencontre en analyse : « Je sais bien que les Katcina ne sont pas des esprits, ce sont mes pères et oncles, mais quand même les Katcina sont là quand mes pères et oncles dansent masqués¹. »
« Autrefois, on croyait aux masques » n’est pas une formule si simple. Je reviendrai plus loin sur les rapports de la croyance avec l’imposture.

Après cette épreuve pénible où la croyance infantile a été démentie, elle peut donc continuer son existence sous une forme adulte : quelque chose a pour ainsi dire passé de l’autre côté (c’est la définition de l’initiation). Quand, au cours d’une maladie, Talayesva sera sauvé par son esprit tutélaire, il le verra sous forme de Katcina. À un autre moment, il se réjouit à l’idée de revenir, après sa mort, danser en Katcina dans son pueblo. Mais il dit aussi autre chose : que tout cela lui a servi de leçon, et que dorénavant, il prendra soin de faire ce qui est bien. On voit là une réaction qui rappelle l’institution du Surmoi, mais en même temps, et presque de façon indiscernable, le moment où la croyance, abandonnant sa forme imaginaire, se symbolise assez pour ouvrir sur la foi, c’est-à-dire sur un engagement.

¹ Cf. Pascal, Pensées, « quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement ». (Elle est véritable quand même.)

Puisqu’on pourrait se le demander, et bien que la réponse soit évidente, il faut préciser que la question de la castration, en apparence, et ouvertement, mais ailleurs, s’est posée pour Talayesva de façon particulièrement claire, sans jamais se rencontrer avec la question de la croyance aux Katcina, ni même avec les rites de castration symbolique de l’initiation. C’est là un fait général et qui ne nous étonne pas. Le fétichiste non plus ne met pas en rapport sa religion du fétiche avec des fantasmes de castration. Nous verrons, en avançant, se confirmer ce que nous avons entrevu, à savoir que la croyance à la présence du phallus chez la mère est la première croyance répudiée, et le modèle de toutes les autres répudiations. Remarquons aussi combien il serait difficile de traduire l’histoire de Talayesva en termes de refoulement ou de fantasme. La notion de clivage du Moi ne paraît pas pouvoir être bien utile, en tout cas elle n’est pas indispensable, probablement parce que nous ne concevons plus le Moi comme un appareil de synthèse.

L’histoire de Talayesva, c’est l’histoire de tout le monde, normal ou névrosé, Hopi ou non. Après tout, nous voyons nous-mêmes comment, ne trouvant aucune trace de Dieu dans le ciel, nous l’avons installé dans les cieux, par une transformation analogue à celle des Hopi. Mais, évidemment, cette histoire ne peut pas être telle que celle du fétichiste. Et en y regardant de plus près, nous verrons que dans les effets reconnus ou méconnus de la répudiation, il y a des différences importantes, difficiles à bien définir et qui nous obligeront à esquisser tant bien que mal une classification. Talayesva serait un bon modèle pour la plus simple et la plus claire de ces classes.

Il y a un point très important que j’ai laissé de côté : c’est qu’il reste toujours des enfants non initiés et mystifiés. Une pièce capitale de toute initiation, c’est qu’on s’engage solennellement à garder le secret. Les initiés participeront à leur tour à la mystification, et on peut dire que les enfants sont comme le support de la croyance des adultes. Dans certaines sociétés, les femmes aussi font partie des crédules ; mais dans toutes, les croyances reposent d’abord sur la crédulité des enfants.

Je reprends là une idée qui m’était apparue avec évidence dans une autre recherche, où je m’interrogeais sur ce qui pouvait soutenir la croyance des spectateurs au théâtre¹ ; je me demandais où était le crédule imaginaire. Je crois d’autre part qu’on ne s’est pas encore suffisamment interrogé sur ce qui se passe exactement quand un adulte, chez nous, éprouve le besoin de mystifier un enfant — au sujet du père Noël, ou de la cigogne, etc. — au point, dans certains cas, de craindre que le trône et l’autel, ce sont les mots de Freud, ne soient en danger si on propose de démystifier la victime. À cause de nos préconceptions génétistes, nous faisons de l’enfance un moyen d’explication diachronique. Mais, dans une perspective synchronique, l’enfant, comme figure extérieure et présente, peut jouer un rôle non négligeable pour se charger, après répudiation des croyances chez les Hopi. Il ne connaît pas le secret des adultes, qui a l’air d’aller de soi, mais nous savons bien que, chez certains pervers, c’est l’adulte normal qui devient le crédule et la connaissance des secrets de l’enfant. Autrement dit, la situation n’est pas si naturelle, et si la psychanalyse nous a débarrassés du mythe de la pureté et de l’innocence enfantines, elle n’a pas poussé bien loin l’analyse de la fonction de ce mythe. Ébloui par la résistance à laquelle s’est heurtée au début la révélation de la sexualité infantile, on a cru que tout devenait clair en invoquant le refoulement (l’amnésie) des adultes. Mais si nous admettons qu’invoquer cette innocence des enfants n’est qu’une façon de présenter leur crédulité, le tableau changerait considérablement. Comme chez les Hopi, mais de façon plus confuse, la crédulité enfantine nous aide dans la répudiation de nos croyances — même si nous n’avons pas affaire directement aux enfants, bien sûr, leur image en nous suffit. Beaucoup d’adultes seraient prêts à avouer — l’absurdité de la chose les retient quelquefois — qu’ils ne sont pas religieux pour eux-mêmes, mais pour les enfants. Et la grande place que tiennent les enfants dans l’organisation des croyances ne s’explique pas uniquement par le souci rationnel de leur formation spirituelle. C’est par ce souci qu’on rend compte pourtant de l’intérêt que les spécialistes de la croyance, de toute sorte, portent aux enfants, d’une façon qui rappelle un peu celle des Katcina, bien que l’institution sociale qui règle la Verleugnung soit beaucoup moins bien organisée chez nous.

¹. « Le Théâtre du point de vue de l’Imaginaire », la Psychanalyse, 5, P.U.F. Ici, p. 164.

Cet exemple si clair est plutôt un modèle : on y voit comment une croyance peut se maintenir malgré le démenti de la réalité, en se transformant, et cela apparaît en pleine lumière. On peut admettre que la structure est conforme à ce modèle dans les cas où ce qui se passe est mieux caché à la conscience du sujet — nous verrons tout à l’heure qu’il faudra admettre différentes sortes de structures et que toutes ne sont pas sur ce modèle. Remarquons seulement pour le moment qu’une croyance peut se conserver à l’insu du sujet. Nous voyons souvent, en analyse, des réactions ou des effets inattendus révéler des croyances irrationnelles, des superstitions, dont le sujet n’a pas conscience, mais elles ne sont pas refoulées, nous ne pouvons pas les rendre manifestes en introduisant d’une résistance, elles sont plutôt fuyantes, inconstantes, insaisissables, et cela tient à la façon dont on les met au compte d’autrui; on peut en trouver des exemples partout : ainsi récemment, dans son livre sur Dien-Bien-Phu, Jules Roy remarque que le groupe-opérationnel du Nord-Ouest, cela donnait en code l’abréviation « GONO ». Un nom, dit-il, de mauvais présage, dont le général aurait dû tenir compte. Certes. Mais ce genre de mauvais présage, qui donc y croit ? Jules Roy prendrait-il à son compte une croyance à l’onomatomancie ? Sûrement pas. Personne n’y croit — et tout le monde. Comme si nous vivions dans un milieu où flottent ainsi des croyances qu’en apparence personne n’assume. On y croit. Rien de plus banal que ce genre de remarques — et cependant si on s’y arrête assez, rien de plus ahurissant.

Laissons donc de côté ce que croient les autres, voyons comment une croyance peut se présenter pour le sujet lui-même, de quelle façon elle lui reste plus ou moins insaisissable. Pour des raisons sans doute suspectes, mais cachées, il m’est arrivé de lire les horoscopes, d’ailleurs rudimentaires, que publient certains journaux. Il me semble que je n’y apporte pas grande curiosité. Je me demande comment on peut y croire. Je me plais à imaginer le genre de drames que ces prédictions pourraient provoquer, dans certains cas. Or une fois, l’année dernière, la prédiction m’annonçait pour le lendemain « une journée faste pour les travaux de rangement dans la maison ». Ce n’était pas une prédiction impressionnante, mais le lendemain était le jour fixé depuis longtemps pour mon déménagement. Une coïncidence aussi cocasse me fit éclater de rire — un rire incontestablement joyeux. À la réflexion, si la prédiction avait été « date néfaste pour les déménagements », la coïncidence aurait été tout aussi cocasse, mais elle m’aurait fait rire autrement. Je peux dire que je ne suis pas superstitieux, puisque je n’en tiens pas compte. Toutefois, pour parler correctement, il faut que je dise : je sais bien que ces coïncidences n’ont aucun sens, mais quand même elles me font plus ou moins plaisir. La banalité de cette remarque ne doit pas nous dispenser d’y prêter attention.

Descartes avait déjà remarqué — usant d’une topique bien différente — que l’opération par laquelle on croit une chose est différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, et cela dans un passage où il s’interroge justement sur ce que croient les autres. Et naturellement, lui, il ne doute pas de savoir ce qu’il croit, ni même de pouvoir croire ce qu’il veut. Il nous révèle ainsi l’essentiel de la nature de la croyance et surtout des obstacles que son étude nous oppose, obstacles qui ne sont pas exactement de la nature des résistances.

Étendu ainsi à des croyances insaisissables pour le sujet, le « je sais bien… mais quand même… » se présente continuellement dans les séances d’analyse ; sa fréquence, sa banalité ne nous aident pas à en apprécier le sens, mais il y a des cas plus éclairants que d’autres, et je voudrais en apporter un particulièrement typique.

C’est un exemple qui n’est pas entièrement agréable à évoquer, parce que tout commence par une erreur de ma part. Mais rien ne nous instruit mieux que nos erreurs, comme on sait, et particulièrement en psychanalyse. J’ai déjà raconté cet exemple à des analystes, mais ils n’ont pas aperçu la portée, sans doute parce que ces questions sont fuyantes, ils n’ont retenu que mon erreur, ce qui est vexant. Aujourd’hui la portée très sérieuse de cet incident sera saisie, après tout ce qui précède.

Je suis bien obligé de commencer par raconter l’erreur, c’était une erreur téléphonique. La personne qui avait reçu une communication pour moi avait déformé le nom du correspondant, et il ressemblait à celui d’un poète noir dont j’attendais la visite amicale. J’étais occupé, et je lui ai fait dire de venir aussi vite que possible, nous aurions le temps de causer en prenant un apéritif. J’ai prévenu la personne qui devait ouvrir la porte. On sonne, et, tout de même un peu surprise, elle vient me dire : « Ce n’est pas un nègre, c’est un client à Monsieur. »

On comprend facilement que la situation n’avait rien d’embarrassant, puisqu’il n’y avait pas à hésiter sur ce qu’il fallait faire. Il fallait conduire le patient sur le divan comme d’habitude, ne rien manifester comme d’habitude, et attendre, comme d’habitude, quelles seraient ses premières paroles. Tout de même, ses premières paroles, naturellement je me les suis rappelées tout à fait littéralement et je ne risque pas d’y changer un mot. Après un petit silence, il déclara d’un ton assez satisfait : « Je savais bien que c’était de la blague, l’apéritif. Mais quand même, me binden rudement content. » Et puis, presque aussitôt : « surtout que femme, elle, elle y croit ». De telles paroles peuvent passer pour un ahurissant. Sur le moment, elles me surprenaient beaucoup, mais malheureusement moi aussi pour d’autres raisons, j’étais bien content. Mes préoccupations, de façon assez naturelle, étaient plutôt d’ordre technique, elles me faisaient enregistrer avec satisfaction le fait que le patient était retombé très exactement dans la situation analytique correcte, comme la formule : « Je sais bien… mais quand même… » suffisait à le garantir. L’extrême facilité avec laquelle tout cela s’était arrangé était, je m’en rendais compte, due à l’état de la relation transférentielle du moment. Je ne me rendais pas compte que l’effet de mon erreur était plus grand sur moi que sur lui ; un reste de prudence, la curiosité d’entendre la suite, la satisfaction technique firent que la séance reprit sa suite, qui était facile et satisfaisante, et il ne fut plus jamais question de cet incident.

Mais c’était une heure tardive, après les heures habituelles, et j’avais du temps pour réfléchir. La phrase me parut plus étrange, et aussi elle me rappelait quelque chose : celle du patient de Freud dont le beau-frère n’avait pas été empoisonné par des coquillages. Le passage est assez difficile à trouver. Il est dans un petit article consacré à la télépathie. (Je ne crois pas que ce soit par hasard, la télépathie pose une question de croyance.) Je vis que ce que Freud avait retenu, c’est que la diseuse de bonne aventure avait deviné le souhait inconscient — ou plutôt conscient, dans ce cas — de son client. En effet, on va chez les devins pour être deviné. Cela toutefois ne pouvait pas s’appliquer à mon exemple : tout se passait bien comme si j’avais deviné le souhait de mon patient, mais ce n’était certainement pas par télépathie. Seulement, on ne peut pas rendre compte ainsi de la satisfaction qu’éprouvait mon patient, ni de celle du patient de Freud, à moins que ce soit si agréable d’être deviné pour ne pas être satisfait. Non, la devineresse n’avait pas agi en évoquant le désir, mais en devenant le support d’une croyance, de la même façon que la femme de mon patient. Sans doute, en fin de compte, la croyance s’explique par le désir, cela c’est une banalité qui est déjà dans les Fables de La Fontaine, ouvrage charmant mais qui n’a jamais passé pour original en matière de psychologie. La découverte de Freud, c’est que le désir agit à distance sur le matériel conscient et y fait se manifester les lois du processus primaire : la Verleugnung (par laquelle la croyance se continue après répudiation) s’explique par la persistance du désir et les lois du processus primaire. On pourrait en déduire que mon patient, par exemple, continuait à désirer que je l’invite; seulement il s’agit d’autre chose : il continuait du même coup à croire que, d’une certaine façon, il était invité, il m’en montrait de la reconnaissance.

En continuant à interroger le texte de Freud, je suis tombé sur une phrase qui m’a arrêté. La voici : « Quant à moi, dit-il, je fus tellement frappé — pour tout dire si désagréablement affecté — que j’en oubliai de faire aucun usage analytique de cette histoire. » Moi, qui n’avais pas été désagréablement affecté, je n’en avais fait aucun usage non plus. D’ailleurs je n’en ressentais pas, à tort ou à raison, grand regret. Je croyais voir ce qui avait frappé Freud : il s’agissait de croyances relatives à des sciences occultes et à des prédictions sur la mort. Dans mon cas, il n’était question que d’apéritif, ce qui n’a rien d’inquiétant. Mais je compris que j’étais trop d’accord avec le « je savais bien » de mon patient ; il me complait, je ne voulais rien savoir du « mais quand même ». Je suppose qu’il en était de même pour Freud, d’après ce que nous savons de son attitude un peu superstitieuse relative à la date prévisible de sa mort. Je trouvais, moi, que le contentement de mon patient était trop absurde du moment qu’il savait bien. Ainsi je retombais dans la position qui était celle des psychologues et des psychiatres avant l’institution de l’analyse. Mon erreur avait bien laissé mon patient dans sa position d’analysé, c’est moi qu’elle ôtait de ma position d’analyste ! Lui, il abandonnait la croyance qu’il venait en-vité ; mais il avait une femme crédule qui lui facilitait la chose, et il lui restait sous une autre forme assez de croyance pour en être rudement content. Moi, à côté de ma vraie place, j’aurais voulu qu’il n’en restât rien, car je n’avais jamais cru l’inviter. Cela m’a appris beaucoup sur l’attitude intérieure à avoir après une erreur ou après un incident imprévu, c’est du côté de l’analyste et non de l’analysé qu’il fallait voir aux conséquences. En présentant les choses d’une façon superficielle, on pourrait dire que le patient avait vraiment été invité, du moins aux yeux de sa femme. Mais il faut ajouter qu’il savait bien, comme il dit, que c’était de la blague : de ajouter qu’il savait bien, comme il dit, que « c’était de la blague ». de sorte que cette explication superficielle ne sert à rien. Il faut en somme que la croyance survive au démenti, bien qu’elle devienne insaisissable, et qu’on n’en voie que les effets tout à fait paradoxaux.

Cet exemple ouvrirait sur toutes sortes de chemins : l’utilisation de fausses nouvelles dans un but de propagande, même quand elles doivent être démenties, les offres de gascon, la psychologie du canular, et celle des imposteurs. Il n’y a pas de raison qu’un illusionniste, quelque raisonnable et lucide qu’il soit, ne vive pas sur la croyance transformée qu’il est un magicien, et que cela n’ajoute beaucoup au plaisir qu’il tire de l’exercice de son métier. Comme le Hopi qui admet qu’il n’y a plus aujourd’hui de vrais Katcina, il réserve un « quand même », beaucoup plus difficile à saisir que celui du Hopi, et même tout à fait insaisissable en dehors de petits détails qui demandent à être interprétés. Mais quelquefois la conservation de la croyance qu’on croirait abandonnée est manifeste. J’en donnerai des exemples ; mais en voici un bien connu, apporté par Claude Lévi-Strauss. Il s’agit du chaman qui est parfaitement au fait des tours de passe-passe et supercheries qu’il emploie, comme tous ses confrères en chamanisme, et pourtant il se trouve un jour attiré par un autre chaman qui emploie les mêmes trucs, et il devient capable de croire de nouveau, avec toute sa naïveté. Je résume mal, mais tout le monde a lu cet article et a été plus ou moins surpris par ce paradoxe ; Lévi-Strauss en le rapportant voulait y voir la preuve qu’un imposteur peut se duper lui-même et se fabriquer un alibi de bonne foi. Après ce qu’on a vu, l’explication est différente, et, comme il fallait s’y attendre, à la fois plus banale et plus ahurissante. La façon dont Voltaire traite l’imposture, qui revient à répéter que deux chamans ou deux Katcina ne devraient pas pouvoir se regarder sans rire ne correspond pas à ce qui se passe en fait.

Mais nous voyons déjà qu’il y a plusieurs manières de croire et de ne pas croire. Le chaman et le Hopi se ressemblent un peu : le chaman a dû, lui aussi, croire naïvement avant de répudier sa croyance et nous ignorons tout de la crise éventuelle par laquelle il a pu passer quand on l’a initié aux truquages. Mais la position résultante n’est pas la même : il retrouve sa naïveté, il ne se confirme pas dans sa foi. De plus il s’officiera, au nom de ses pouvoirs personnels, et non officiant, comme le Katcina, au nom de ce qui transcende le groupe, si bien que les cas ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Chacun a déjà pensé au cas du fabulateur, à celui de l’escroc qui n’a besoin que d’un crédule pour croire d’une certaine façon à ses inventions : il sait bien, par exemple, que tout finira par être découvert, mais quand même, etc. Il y a encore beaucoup à explorer.

Mais ce qui manque surtout, ce qui reste à faire, c’est de trouver un moyen soit de classer les cas différents, soit, mieux, de mettre sur pied une sorte de syntaxe, ou un système de permutation qui permettrait de passer d’un cas à l’autre, et d’arriver à la fin à formuler exactement le jeu de la Verleugnung pour le fétichiste, chez qui évidemment il est différent de ce que nous avons vu jusqu’ici. Un nouvel exemple nous permettra d’avancer.

Je l’emprunte aux Mémoires de Casanova. C’est un très bel épisode qui couvre la fin du livre II et le commencement du livre III, et on craint de l’abîmer un peu quand on le réduit, comme il le faut bien, à ce qu’il a d’essentiel. Casanova a quelque peu embarrassé les analystes. Son comportement sexuel se présente comme « normal », mais avec un aspect, pour ainsi dire, d’activisme contre-phobique et Casanova se présente comme le champion de l’anti-castration. On ne sait guère le situer avec certitude : est-il surtout un phobique, avec une surcompensation ? Est-il un pervers, d’une nature particulière ? Illustre-t-il une transition entre la phobie et la perversion ? Ici, il va nous intéresser comme imposteur.

En 1748, à l’âge de vingt-trois ans, il se trouve à Mantoue où il est abordé par un inconnu qui tient à lui faire visiter son cabinet d’histoire naturelle. C’est un bric-à-brac ridicule, sans rien d’authentique. Il contient entre autres un vieux couteau, donné pour celui-là même avec lequel saint Pierre a coupé l’oreille de Malchus. On trouvait ce couteau partout et Casanova en avait vu un à Venise. La réaction de Casanova est immédiate, sans une hésitation, il entre dans le jeu. Il a du premier coup reconnu son homme, imposteur ou crédule, c’est tout un, ou mieux imposteur et crédule. Le jeu consistera à être lui tout imposteur et à rendre l’autre tout crédule. Mais en fin de compte, comme on va voir, c’est Casanova qui tombera à la place du crédule, parce que ce qui le pousse à ce jeu, ce sont ses croyances répudiées.

Ses premières paroles sont un gambit : ce couteau ne vaut rien, parce que vous n’avez pas la gaine. Les paroles du Christ, c’est : remets ton glaive au fourreau, gladium in vaginam. Ne nous arrêtons pas à interpréter, l’intérêt n’est pas là. Quels sont les projets de Casanova ? Rien qu’on puisse encore préciser. Il a joué ce coup comme on avance un pion, les combinaisons viendront après. Simplement, puisqu’il a trouvé un sot — c’est ainsi qu’il s’exprime — il faut en profiter. Il passe la nuit à fabriquer une gaine avec une vieille semelle de botte et à lui donner l’air antique. Il se présente cela à lui-même et il le présente au lecteur comme « une énorme bouffonnerie ».

Le développement suivant c’est qu’il y a à Césène (près de Rimini, à plus de 150 km de Mantoue) un paysan, un autre crédule, qui s’imagine avoir un trésor sous sa cave. Je passe sur les impostures et les manœuvres : Casanova a persuadé sa dupe qu’avec l’aide magique du couteau (et de la gaine) on obtiendra que les gnomes fassent remonter le trésor à la surface. Pas d’autre bénéfice pour Casanova que le plaisir, comme il dit, d’aller, aux frais d’un sot, déterrer un trésor inexistant chez l’autre sot qui croyait l’avoir dans sa cave. Ce serait peu de bénéfice, s’il n’ajoutait : il me tardait de jouer le rôle de magicien que j’aimais à la folie. Ce n’est pas déformer beaucoup les choses que de traduire ainsi : je sais bien qu’il n’y a pas de trésor, mais quand même c’est formidable.

À Césène intervient une autre personne, une autre crédule : c’est Javotte, la fille du paysan. Casanova voit là, naturellement, une conquête à faire, mais non pas par l’amour ; il veut se la soumettre, d’une soumission absolue, par son seul prestige de magicien. Les raisons qu’il se donne sont intéressantes par leur absurdité : Javotte est une paysanne, il faudrait trop de temps pour la former et la rendre sensible à l’amour ! En réalité la possession de Javotte doit faire partie de son triomphe de magicien, le parachever. Cela jette déjà un peu de jour sur ce rôle de magicien que notre héros aimait à la folie. Javotte est pucelle, Casanova déclare sa virginité essentielle à la réussite du sortilège. (Il y aurait une étude à faire sur Casanova et le tabou de la virginité, mais je ne peux que le signaler au passage.)

Les préparatifs sont très soignés. Casanova se fait confectionner des vêtements spéciaux et il fait fabriquer un énorme cercle de papier qu’il orne de caractères cabalistiques. Il a lu quantité de livres d’occultisme, et, d’après les annotateurs, il n’invente rien, il suit les recettes. Il pousse aussi ses projets avec Javotte : pour des raisons magiques ils se baignent ensemble et se lavent réciproquement. Bonne précaution, avec une paysanne de Césène, et en même temps séduction assurée pour plus tard. D’autant que la pucelle couche dans son lit, où provisoirement il la respecte. La bouffonnerie continue.

Le moment venu, de nuit, Casanova s’installe en plein air dans son cercle de papier, vêtu de robes magiques. À ce moment, un orage éclate et cela suffira, comme on va le voir, à le faire entrer en panique. Juste avant de raconter comment il est entré dans le cercle, il a une phrase qui rend un son curieux à des oreilles d’analyste, la voici : Je savais, dit-il, que l’opération manquerait. Pas possible, il le savait! Une telle phrase implique un « mais quand même », qui reste sous-entendu. Je crois qu’on aurait tort ici de recourir, sous quelque forme que ce soit, à la notion de doute et de dire que Casanova n’en était pas si sûr que ça. Il ne doute pas de l’échec d’une opération magique qu’il appelle lui-même bouffonnerie. Il est aussi sûr de l’échec que nous le sommes. La Verleugnung n’a rien à voir avec le doute. La croyance à la magie est répudiée et logée fort à l’aise chez les crédules. Mais nous allons voir ce qui arrive à notre magicien, quand le crédule va faire défaut, au plus mauvais moment.

En effet, au moment où l’orage éclate, la première pensée de notre magicien a la forme d’un regret éloquent : « Que j’eusse été admirable, dit-il, si j’avais osé le prévoir ! » Il apprécie parfaitement la situation : si l’orage avait été prédit par lui, la bouffonnerie aurait pu continuer, au milieu des éclairs et de la foudre. On pourrait dire superficiellement qu’il aurait eu l’orage de son côté et serait resté le maître du jeu, dans une position avantageuse. Mais cette explication ne vaut rien : personne ne lui dispute cette maîtrise, il sera toujours en position de mener le jeu comme il voudra. C’est en lui-même que l’absence de la figure du crédule va provoquer un renversement. Il faut bien que la crédulité retombe sur quelqu’un. Nous aurons à examiner cette idée quand il sera question de la position du fétichiste.

« Je savais bien (évidemment), dit-il, que cet orage étant fort naturel, je n’avais pas la moindre raison d’en être surpris. Mais malgré cela (mais quand même) un commencement de frayeur me faisait désirer d’être dans ma chambre. » Nous voyons ainsi la dernière défense avant la panique, et la plus vaine, celle du bon sens. Et nous sommes en mesure d’en expliquer la vanité : c’est que le bon sens est toujours du côté du « je sais bien », jamais du « mais quand même ». Le « je savais bien » est emporté comme un fétu dans une panique totale, la magie se venge : « Dans l’épouvante qui m’accablait, je me suis persuadé que si les foudres que je voyais ne venaient pas m’écraser c’était parce qu’elles ne pouvaient pas entrer dans le cercle. Sans cette fausse croyance, je n’y serais pas resté une minute. » Ainsi le cercle était magique — quand même.

Donc, à cause de cette fausse croyance, il subit tout l’orage sans bouger et rentre dans sa chambre en un triste état. Javotte l’y attendait, mais elle lui fait peur. Il n’a qu’une envie, dormir, et il dort huit heures. Le lendemain, dit-il, « Javotte me parut une autre », et il s’en explique ainsi : « Elle ne me paraissait plus d’un sexe différent du mien, puisque je ne trouvais plus le mien différent du sien. Une puissante idée superstitieuse me fit croire dans ce moment-là que l’état d’innocence de cette fille était protégé et que je me trouverais frappé de mort si j’osais l’attaquer. » On ne saurait mieux décrire la déconfiture — la débandade — de notre héros de l’anti-castration, comme je l’appelais tout à l’heure.

D’un exemple si riche, il y aurait beaucoup à dire. Je laisse de côté le rôle non négligeable, mais secondaire, qu’a pu jouer le tabou de la virginité. Celui qui voudrait étudier Casanova à la lumière de la psychanalyse ferait bien cependant de commencer par cette puissante idée superstitieuse et d’utiliser la notion de Verleugnung qui est toujours à sa place là où il y a superstition… Mais il faut surtout souligner ce qui se produit dès que le crédule fait défaut et que la crédulité retombe sur Casanova, ou que Casanova tombe à la place laissée vide par le terme défaillant. À ce moment-là, l’orage joue le rôle de l’Autre (avec un grand A pour utiliser la notation de Lacan). Casanova le sait bien puisqu’il écrit : « J’ai reconnu un Dieu vengeur qui m’avait attendu là pour me punir de toutes mes scélératesses et pour mettre fin à mon incrédulité par la mort. » Il le dit mal, mais assez bien tout de même, c’est l’image du grand Autre qui se montre au milieu des éclairs, comme il se doit. Mais on comprend que Casanova avait voulu usurper cette place en magicien, non pas à ses propres yeux, il n’y croyait pas, dit-il (autrement dit, il n’était pas fou!), mais à ceux du crédule, de l’autre avec un petit a. Il ajoute : « Mon système que je croyais à l’épreuve de tout s’en était allé. » Malheureusement, tout comme le fétichiste, il est bien incapable de nous dire en quoi consistait exactement ce système.

On sait qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter de l’avenir de ce jeune homme de vingt-trois ans après cette cruelle épreuve : il fit réparation à tous, avec quelques cérémonies qu’on pourrait appeler d’expiation, renonça à Javotte et se retrouva gaillard comme devant, plus magicien que jamais. Cela n’a rien de surprenant. Mais on rencontre assez souvent chez des pervers en analyse des moments de panique de même style — sans qu’il en résulte nécessairement un effet thérapeutique. Une fois la panique passée, on retrouve le statu quo. Mais on a vu d’abord que la Verleugnung, ici comme chez le fétichiste, fait partie d’un système de protection (je ne dirais pas de défense) contre la castration. On voit aussi que la magie a un certain rapport avec ce problème de la castration. La notion de pensée magique a été admise chez les analystes de façon trop simple. On a admis que l’animisme des primitifs était la projection de leurs propres tendances d’une part, et d’autre part, qu’il était le modèle de la pensée magique. On a plus ou moins sous-entendu une idée suspecte de développement, par exemple que les hommes d’autrefois croyaient à la magie, que l’ontogenèse reproduirait la phylogenèse, donc que les enfants, etc. Mais rien ne permet de considérer la pensée magique comme enfantine, et les enfants, dans leur ignorance, pouvant être le support des croyances répu-diées des adultes, il faut être plus prudent quand on en parle. Le jeune Hopi qui croit encore que les Katcina sont des dieux n’a pas une pensée de type magique, pas plus que quand un enfant rencontre le père Noël dans la rue, par exemple, parce que cela lui est garanti par des gens à qui il fait confiance. Que le jeune Hopi soit mystifié, c’est l’affaire des adultes, non la sienne, il est mystifié objectivement, sa subjectivité n’y a pas encore part. Il est évident que la magie ne peut commencer que quand sa croyance aux Katcina aura subi une transformation après la Verleugnung, qu’elle aura pris la forme de la présence mystique et invisible des vrais Katcina, la présence quand même en dépit du témoignage de la réalité. Il n’y a pas de doute, on le voit, que la Verleugnung suffit pour créer le magique. Après tout, qu’y a-t-il qui paraisse plus profondément magique que le fétiche ? On l’a bien admis, quand on l’a appelé ainsi. Pour donner une formule frappante, peut-être trop, je dirais qu’il n’y a pas d’abord une croyance à la magie, mais d’abord une magie de la croyance. Cette correction faite peut seule nous expliquer les rapports si évidents entre la présence ou l’absence du phallus d’une part (la castration), et la magie, car c’est la première croyance magique, celle de l’existence quand même du phallus maternel, qui reste le modèle de toutes les transformations successives des croyances.

Maintenant reste le plus difficile, et le plus risqué. Ces exemples ont été choisis pour représenter différents types de structures qu’il faudrait pouvoir énoncer de façon cohérente. Le jeune Hopi, assuré de l’existence (non magique) des Katcina, entre en panique à l’idée que cette existence puisse être démentie par la réalité. Il se rétablit en conservant sa croyance au prix d’une transformation qui la rend « magique » et il est aidé sur ce point par les institutions mêmes de son peuple. Cette crise répète de façon indéniable pour un analyste une autre crise, celle de la castration. Il s’agit de la perte de quelque chose qui sera cependant recouvré après transformation, et sous la garantie des autorités. Le rôle de la crédulité des enfants est également manifeste, la mystification est institution-nalisée. Mais Talayesva peut tout nous raconter dans sa biographie, aucun moment n’a été emporté par l’amnésie. La Verleugnung conserve son caractère irrationnel, mais tout se passe en pleine lumière.

Ce schéma particulièrement simple, ce modèle, n’est pas appli-cable à Casanova. La crédulité infantile ne l’intéresse plus, mais le monde est plein de crédules, de « sots » qui lui permettront d’échapper à la puissante idée superstitieuse où nous reconnaissons le refus de la castration. À cause de ce refus, la croyance magique par elle-même ne le protège pas, au contraire, s’il s’y trouve livré par suite de la défaillance des crédules ; si sa croyance à la magie reste pure comme il dit, « s’en va lui-même », il est saisi d’angoisse. Les structures de la croyance chez lui et celles du Hopi ne se recouvrent pas, elles ne sont pas superposables, elles apparaissent comme décalées. Tout nous indique que ce que nous avons pu décrire chez le Hopi, à savoir la formation même de la pensée magique, a dû avoir son temps correspondant chez Casanova, mais chez lui ce temps est oublié, comme d’ailleurs chez le fétichiste. C’est le temps de la première Verleugnung, de la répudiation de la réalité anatomique, de la constitution du phallus comme magique. Je parle des structures, car bien entendu chez le Hopi aussi ce qui s’est passé au moment de la découverte anatomique, la première Verleugnung, reste dans l’obscurité ; mais la crise de l’initiation reproduit fidèlement cette même structure et nous l’y reconnaissons sans peine. Tandis que, chez Casanova, il faut supposer un second temps dont il n’y a pas trace dans le modèle hopi ; c’est que la croyance magique elle-même est renvoyée aux crédules, si bien que ce n’est plus par magie, mais, à la lettre, par imposture que Casanova possède le phallus. Cependant, tout comme le chaman, cet imposteur est magicien quand même, c’est la magie elle-même qui reste ce « mémorial de la castration » dont parle Freud. Il reste ainsi sous la menace de ce qu’on peut bien appeler la castration magique. L’imposteur n’a pas véritablement accès à la réalité : Casanova sait bien, il le répète deux fois, que l’opération manquera, et cela lui est indifférent ; ce qui ne lui est pas indifférent, c’est que le mais quand même ait l’air de se réaliser : qu’il soit rejeté non pas de l’imposture à la vérité — ce qui serait sans doute le salut s’il en était capable — mais de l’imposture à la crédulité. Du « système » à la « puissante idée superstitieuse ».

Des constructions de ce genre ne pourraient paraître que très aventureuses si on se proposait pour but de reconstituer une évolution réelle. Elles sont indispensables pour aller au-delà de la simple description et permettre de préciser des différences de structure. On n’a pas très bien réussi, jusqu’ici, à parler autrement de la magie que de façon globale, on en est réduit à opposer descriptivement les aspects les plus marqués, sans pouvoir dire précisément en quoi les rites d’un obsessionnel se séparent et se rapprochent, par exemple, de ceux d’une peuplade « primitive ». En essayant de suivre les effets de la Verleugnung originelle et la façon dont ils sont repris et organisés, on se trouve amené à envisager des distinctions plus délicates.

La suite logique de ces recherches, ce serait d’essayer de voir en quoi consiste la magie du fétiche. Mais ici nous nous heurtons à une profonde obscurité, et le chemin suivi ne nous conduit pas à plus de savoir. Si la Verleugnung et les transformations de la croyance expliquent le point de départ, elles ne parviennent pas à nous éclairer sur le point d’arrivée.

Freud, en décrivant le temps constitutif de la magie, a rendu compte de l’origine du fétiche : il représente la dernière chose perçue avant le choc de la découverte anatomique, découverte dont le souvenir est emporté dans un oubli que Freud compare tout simplement à l’amnésie traumatique. Mais ce qui se constitue ainsi, c’est un souvenir-écran, et non encore un fétiche. Or, la croyance au phallus, conservée sous sa forme magique d’une part, et d’autre part un souvenir-écran relatif à la découverte anatomique, et lié à elle de diverses manières, peuvent très bien se retrouver côte à côte, et cela est extrêmement banal, chez des sujets qui ne sont pas fétichistes.

Si le futur fétichiste a nécessairement passé par cette première épreuve, nous ignorons comment les choses se sont arrangées dans la suite. A-t-il un moment, même un court moment, passé comme Casanova par une attitude de défi et d’imposture, sans pouvoir la tenir, alors que Casanova, non sans nous étonner, l’a tenue toute sa vie ? En tout cas, ce qu’il faut en retenir, c’est que l’instauration du fétiche évacue le problème de la croyance, magique ou non, du moins dans les termes où nous avons pu le poser : le fétichiste ne cherche aucun crédule ; pour lui, les autres sont dans l’ignorance et il les y laisse. Il ne s’agit plus de faire croire, et du même coup il ne s’agit plus de croire…

On voit bien que la place du crédule, celle de l’autre, est mainte-nant occupée par le fétiche lui-même. S’il est manquant, se produisent des troubles qu’on peut comparer à ceux qui s’emparent de Casanova quand le crédule fait défaut. Mais Casanova s’imagine savoir quoi croit et qui ne croit pas. Même si en fait il se trompe, la question peut rester posée en termes de croyance. Après l’institution d’un fétiche, le domaine de la croyance est perdu de vue, nous ne savons plus ce que la question est devenue et on dirait que le but du fétichiste est d’y échapper. Si avec la Verleugnung tout le monde entre dans le champ de la croyance, ceux que nous deviennent fétichistes sortent de ce champ en ce qui concerne leur per-version.

Ce genre de recherches ne peut pas avoir de conclusion. Peut-être faudrait-il retrouver ce qu’est devenue la croyance chez le fétichiste, peut-être faut-il renoncer à l’idée de croyance quand on étudie son cas. Et puis il reste d’autres domaines où peut-être, à suivre les avatars de la croyance, on ferait d’autres remarques. Freud, par exemple, nous a invités à chercher comment se comportent les croyances quand il s’agit de la mort et du deuil. Et puis nous savons que nous rencontrerons des cas où le sujet nous présente de sérieuses difficultés par sa peur de perdre ce que pourtant « il sait bien » qu’il n’a pas…

On devrait ajouter un mot sur la méthode que cette recherche a suivie, car elle n’a pas été l’objet d’un choix délibéré : il semblait que la nature du sujet l’imposait. On disposait au départ de quelques idées : Freud avait fourni la Verleugnung. On disposait de la topologie que Lacan a élaborée. Cela donnait deux axiomes : il n’y a pas de croyance inconsciente ; la croyance suppose le support de l’autre.

Cependant cela n’orientait pas vers un travail théorique, destiné à développer ou à mettre à l’épreuve cet appareil abstrait et cohérent que constitue une théorie. La part clinique est ici aussi à peu près inexistante, rien n’y ressemble à l’étude du déroulement d’un cas.

Mais il existe ce qu’on peut appeler une phénoménologie freudienne, différente de celle des philosophes, et qui conserverait plutôt un peu du sens que ce terme avait avant qu’Hegel ne l’ait utilisé. C’est un mot que Freud n’emploie pas souvent (il figure, par exemple, dans L’Homme aux rats) mais la part qu’il fait à cette méthode dans ses écrits est considérable. À l’exception du chapitre VII, toute la Traumdeutung n’en utilise guère d’autre. Il s’agit, sans souci d’ordre chronologique, et sans s’appuyer sur des principes, d’essayer de présenter des exemples de façon, pour ainsi dire, qu’ils s’interprètent les uns par les autres. Beaucoup de textes ont le même caractère. Dans L’Homme aux rats, Freud, sans pouvoir formuler une théorie, confronte des exemples de différents phénomènes obsessionnels. Le passage qui a l’air consacré à la clinique est en réalité constitué par des exemples de phénomènes de transfert. Bien entendu, l’appui d’une théorie et l’illustration de la clinique sont toujours présents ; mais, sans l’élément phénoménologique qui joue un rôle de médiateur, la théorie et la clinique s’appliqueraient directement l’une sur l’autre de façon stérile, la théorie fournissant toute l’explication, la clinique illustrant la théorie — sauf à de rares moments, ceux où, selon la méthodologie des sciences positives, la clinique contredit la théorie et invite à inventer de nouvelles hypothèses, ce qui nous ramènerait à Claude Bernard. Freud a procédé ainsi à l’occasion, du moins en apparence, mais en cela il n’innovait pas, et ce n’était pas la méthode que nous reconnaissons pour la sienne propre. Celle-ci, à y bien regarder, suppose que l’élément phénoménologique (au sens où il l’entend) est toujours présent, même caché, dans toute recherche authentiquement analytique.

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